Comment doit se faire l’évaluation d’un patient qui présente une enflure des lèvres?

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L'enflure des lèvres est une manifestation courante en pratique clinique, mais le diagnostic différentiel et la prise en charge de cet état peuvent poser des difficultés. L'enflure des lèvres peut être liée à un état localisé ou systémique et elle peut être la première manifestation d'une affection systémique. On peut simplifier le diagnostic différentiel en regroupant les observations entre les catégories générales suivantes : traumatismes, inflammations, infections, troubles métaboliques, néoplasmes et états idiopathiques (encadré 1). Nous présentons dans cet article un cas clinique pour illustrer la démarche diagnostique et formulons des recommandations connexes en matière de soins.

Encadré 1 Diagnostic différentiel de l'enflure des lèvres

Catégorie Maladies
Traumatismes
  • Mucocèle profonde
  • Contusion des lèvres
Dérèglements immunitaires ou inflammations
  • Allergies : urticaire, œdème de Quincke, chéilite de contact, chéilite allergique d'origine médicamenteuse
  • Lésions réactives : corps étranger, dent incluse, foyer d'infection buccale chronique
  • Inflammation granulomateuse : maladie de Crohn, sarcoïdose, chéilite granulomateuse, granulomatose bucco-faciale
  • Chéilite glandulaire
  • Syndrome de Melkersson-Rosenthal
Infections
  • Infection odontogène régionale
  • Mycobacterium tuberculosis
Troubles métaboliques
  • Myxœdème
  • Acromégalie
Néoplasmes
  • Lymphome T cutané
  • Tumeurs mineures des glandes salivaires
  • Hémangiome ou lymphangiome
États idiopathiques
  • Macrochéilie idiopathique

Étude de cas

Un jeune homme de 21 ans présentait depuis 4 mois une enflure de la lèvre inférieure, apparue sans événement déclencheur clairement identifiable. Les faces internes de ses joues étaient également enflées et sensibles. Un bilan fonctionnel a révélé des antécédents récents de selles sanguinolentes noirâtres occasionnelles qui avaient nécessité une évaluation médicale prioritaire, incluant une colonoscopie. Les résultats de ces analyses n'ont pu permettre d'établir de diagnostic et les symptômes ont par la suite disparu de façon satisfaisante; aucun autre examen n'a été recommandé.

Le patient était par ailleurs en bonne santé. Il ne prenait aucun médicament d'ordonnance et n'avait pas d'allergie médicamenteuse connue. L'examen n'a révélé aucune asymétrie faciale. La fonction des nerfs crâniens était normale et la peau du visage était intacte et sans érythème. Sa lèvre inférieure était molle et présentait un œdème diffus, mais elle n'était pas sensible à la palpation (ill. 1a). Aucune fissure ni irrégularité dans le contour de la muqueuse labiale n'ont été décelées, ni aucune adénopathie cervicale. À l'intérieur de la bouche, la muqueuse buccale était humide. Quelques fissures et ulcérations ont été relevées sur la muqueuse buccale postérieure et sur les zones rétromolaires des deux côtés (ill. 1b et 1c). La dentition était intacte et l'hygiène buccodentaire était satisfaisante. Aucune masse palpable n'a été détectée.

Ill. 1 : Images cliniques montrant (a) l'enflure diffuse de la lèvre inférieure dont le vermillon et la muqueuse sus-jacente sont intacts et les fissures et ulcérations sur la muqueuse buccale postérieure (b) gauche et (c) droite.

Diagnostic différentiel

Plus de 180 états peuvent s'accompagner d'une enflure des lèvres1 et les aspects diagnostiques pertinents ne se manifestent pas toujours simultanément. En plus d'utiliser un protocole normalisé pour évaluer les lésions de la muqueuse buccale2, 6 questions principales peuvent être utiles pour classer la plupart des états ou maladies associés à une enflure des lèvres (ill. 2):

  1. L'enflure est-elle apparue soudainement ou est-ce un état récurrent ou persistant?
  2. L'enflure des lèvres est-elle localisée ou diffuse?
  3. Y a-t-il des antécédents de traumatisme dans la zone atteinte?
  4. Y a-t-il des antécédents médicaux pertinents?
  5. Y a-t-il des signes ou des symptômes systémiques?
  6. Y a-t-il des signes ou des symptômes buccaux ou péribuccaux?

Cet homme présentait une enflure des lèvres diffuse d'installation brutale. L'enflure a été progressive et a été accompagnée de fissures et d'ulcérations intrabuccales. Aucune observation médicale significative n'a été relevée au départ et le patient ne présentait pas d'antécédent de traumatisme dans la région buccale. Ce tableau clinique a limité les possibilités diagnostiques à la granulomatose buccofaciale, à la maladie de Crohn, à la sarcoïdose et au lymphome T cutané. Une biopsie a été pratiquée pour établir un diagnostic formel. L'examen histopathologique a révélé une inflammation granulomateuse non caséeuse (ill. 3). Les colorations spéciales à la recherche de microorganismes fongiques et de mycobactéries ont été négatives. Aucun corps étranger n'a été détecté. Les maladies associées à une inflammation granulomateuse non caséeuse sont décrites à l'encadré 2.

Ill. 2 : Organigramme illustrant les questions pertinentes à poser et le diagnostic différentiel de l'enflure de la lèvre.



Ill. 3 : Photomicrographies des prélèvements biopsiques de la lèvre montrant (a) de denses agrégats d'infiltrats lympho-histiocytaires dans la sous-muqueuse et (b) un granulome non caséeux avec cellules géantes multinucléées. Coloration à l'hématoxyline-éosine; grossissement original : a, 40× et b, 400×.



Encadré 2 Maladies avec atteinte labiale et inflammation granulomateuse non caséeuse

Maladie Manifestations cliniques
Maladie de Crohn L'inflammation granulomateuse chronique peut toucher l'ensemble du tractus gastro-intestinal. L'enflure des lèvres en est parfois le premier symptôme et elle est suivie de manifestations gastro-intestinales (crampes et douleurs abdominales, nausées, diarrhée, perte de poids et malnutrition). Les lésions intrabuccales connexes peuvent se présenter sous forme d'ulcérations linéaires d'aspect pavimenteux avec atteinte du vestibule de la bouche et de la ligne mucogingivale, d'ulcérations aphteuses ou de petites ulcérations purulentes telle la pyostomatite végétante. Il y a parfois atteinte cutanée, oculaire et articulaire.
Sarcoïdose Trouble granulomateux multisystémique, dont les manifestations courantes incluent les suivantes : dyspnée, toux sèche, douleur thoracique, fièvre, malaise, fatigue, arthralgie et perte de poids. Les signes péribuccaux et intrabuccaux peuvent inclure l'enflure des lèvres ou la présence d'une masse sous-muqueuse, de papules isolées ou d'ulcérations. Peut parfois imiter le syndrome de Sjögren avec la présence de xérostomie ou s'accompagner de radiotransparences mal définies dans la mâchoire sans expansion osseuse. Les manifestations extrabuccales incluent une adénopathie hilaire bilatérale pouvant être détectée sur la radiographie pulmonaire, un lupus pernio sur le visage et de l'érythème noueux sur les jambes inférieures.
Granulomatose buccofaciale Cette maladie nécessite un diagnostic d'élimination. L'enflure des lèvres en est le symptôme initial et elle est suivie d'ulcérations linéaires dans le vestibule de la bouche, d'œdème érythémateux des gencives, d'une muqueuse buccale d'aspect pavimenteux et de papules hyperplasiques sur le palais.

Sur la base des observations précitées, le patient a été dirigé vers un gastro-entérologue pour évaluer une possible sarcoïdose ou maladie de Crohn. Cette consultation a eu lieu 10 mois environ après les premiers examens. La radiographie pulmonaire du patient était normale. Une nouvelle colonoscopie a été effectuée avec biopsie et, cette fois-ci, l'analyse histopathologique a révélé une iléite focale active modérée et une ulcération importante de la valvule iléo-colique – des manifestations compatibles avec la maladie de Crohn.

Gestion

La chéilite granulomateuse est reconnue comme une manifestation précoce de la maladie de Crohn3 et la granulomatose buccofaciale en est la manifestation initiale4. Il est donc possible que des patients atteints d'une maladie de Crohn non diagnostiquée se présentent pour une évaluation dentaire.

La maladie de Crohn est une maladie systémique qui requiert habituellement une prise en charge médicale5. Si le patient prend des médicaments à action générale, comme des stéroïdes par voie orale, de l'azathioprine, de la thalidomide ou de l'infliximab, le traitement localisé de l'enflure des lèvres peut ne pas être indiqué. Il est donc essentiel d'établir une étroite collaboration avec le médecin traitant.

Pour le dentiste, la participation au traitement des manifestations intrabuccales ou péribuccales isolées de la maladie de Crohn pourrait consister en l'administration de corticostéroïdes topiques ou intralésionnels, ces derniers étant habituellement privilégiés.

Conclusion

L'enflure des lèvres est parfois un signe de maladie systémique. Il est recommandé d'utiliser une démarche d'évaluation étape par étape pour établir le diagnostic. Un traitement localisé peut être indiqué et la présence de signes ou de symptômes systémiques peut nécessiter un aiguillage rapide vers un médecin. La collaboration est essentielle pour une optimisation des soins.

LES AUTEURES

La Dre Gu est résidente de première année dans le programme de médecine et de pathologie buccales à l'Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Colombie-Britannique).

La Dre Williams est spécialiste en médecine buccale, professeure clinique de dentisterie et directrice du programme de maladies des muqueuses buccales de l'Université de la Colombie-Britannique et l'Hôpital général de Vancouver à l'Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Colombie-Britannique). Elle est également chef de la Division d'oncologie buccale de l'Agence du cancer de la C.-B.

La Dre Poh est pathologiste buccale et professeure agrégée de dentisterie à l'Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Colombie-Britannique).

Remerciements : Les auteures tiennent à remercier les Drs Lewei Zhang, Bertrand Chan et Allan Hovan pour leur aide dans la préparation du présent manuscrit.

Écrire à la : Dre Catherine F. Poh, Faculté de médecine dentaire, Université de la Colombie-Britannique, 2199 Wesbrook Mall, Vancouver (C.-B.) V6T 1Z3. Courriel : cpoh@interchange.ubc.ca

Les auteurs n'ont aucun intérêt financier déclaré.

Cet article a été révisé par des pairs.

Références

  1. Collins RD. Lip swelling. In: Differential diagnosis in primary care. 4th ed. Philadelphia: Lippincott Williams & Wilkins; 2008. p. 297.
  2. Williams PM, Poh CF, Hovan AJ, Ng S, Rosin MP. Evaluation of a suspicious oral mucosal lesion. J Can Dent Assoc. 2008;74(3):275-80. Available: www.cda-adc.ca/jcda/vol-74/issue-3/275.html.
  3. Triantafillidis JK, Valvi FZ, Merikas E, Peros G, Galitis ON, Gikas A. Granulomatous cheilitis associated with exacerbations of Crohn's disease: a case report. J Med Case Reports. 2008;2:60.
  4. Al Johani K, Moles DR, Hodgson T, Porter SR, Fedele S. Onset and progression of clinical manifestations of orofacial granulomatosis. Oral Dis. 2009;15(3):214-9. Epub 2008 Feb 16.
  5. Fatahzadeh M, Schwartz RA, Kapila R, Rochford C. Orofacial Crohn's disease: an oral enigma. Acta Dermatovenerol Croat. 2009;17(4):289-300.