Le modèle actuel de volontariat en médecine dentaire fonctionne-t-il?

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De nombreux organismes dentaires et de santé publique à l’échelle internationale reconnaissent que les soins buccodentaires constituent un droit fondamental de la personne. Malgré cela, plus de 70 % de la population dans le monde, particulièrement dans les pays à faible ou à moyen revenu, n’ont pas accès à des soins buccodentaires adéquats et abordables1. L’insuffisance des moyens, une mauvaise hygiène dentaire, l’absence de sensibilisation et l’inaccessibilité des soins buccodentaires sont autant de facteurs qui contribuent à une mauvaise santé buccodentaire2. Par compassion et par altruisme, bien des dentistes et des étudiants œuvrent auprès d’organismes non gouvernementaux (ONG) en médecine dentaire pour offrir des soins dans ces pays. Ce volontariat est certes admirable, mais les modèles d’aide traditionnels misent souvent sur des missions de courte durée ayant des visées curatives, ce qui ne convient pas toujours et donne peu d’effets à long terme, voire aucun effet3. Bien des programmes d’aide dans des pays à faible ou à moyen revenu ont commencé à suivre les principes du modèle de soins de santé primaires (SSP), adopté en 1978 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ces principes comprennent l’équité, la prévention, la technique appropriée, la participation communautaire et la collaboration intersectorielle1. Les SSP mettent l’accent sur la promotion de soins curatifs et préventifs simples qui sont efficaces et raisonnés et qui apportent un complément au système de soins de santé du pays hôte1. Malheureusement, les ONG en médecine dentaire n’ont pas embrassé ce modèle de soins1. Vu la montée du volontariat en médecine dentaire, il est important de relancer le débat sur les limites et les éventuels effets néfastes du modèle d’aide actuel. Le présent article fait ressortir les aspects problématiques du modèle actuel de volontariat décrits dans de grands articles et passe en revue le BPOC (Basic Package of Oral Care – modèle de soins buccodentaires de base) de l’OMS que les ONG peuvent utiliser dans l’optique des SSP1.

Assurance de la qualité et suivi du rendement

Malgré toutes les bonnes intentions, les équipes dentaires bénévoles peuvent causer plus de tort que de bien s’il n’y a pas de systèmes efficaces d’assurance de la qualité et de suivi du rendement4. L’analyse de données d’ONG en médecine dentaire montre que l’assurance de la qualité ne préoccupe pas tellement bon nombre de groupes et que, même quand il y a un certain protocole de contrôle de la qualité, celui-ci est généralement limité et incomplet4. Une étude a montré que 4 des 32 organismes sondés n’avaient aucune mesure de contrôle de la qualité4, ce qui est alarmant puisque les équipes dentaires bénévoles pourraient comprendre des étudiants qui n’ont pas de formation nécessaire ou adéquate et des dentistes qui s’aventurent au-delà de leurs compétences. Il serait nécessaire d’avoir des normes de contrôle des procédures cliniques et des programmes de formation pour assurer une qualité des soins élevée dans les pays hôtes. L’étude a aussi montré une grande méconnaissance de la recherche. La majorité des ONG en médecine dentaire n’ont jamais bénéficié d’avis scientifiques et les deux tiers de ces groupes étaient d’avis qu’il n’était pas nécessaire d’obtenir un soutien scientifique4.

Efforts sans pérennité

Les modèles traditionnels de volontariat ont pour défaut de n’offrir aucun avantage à long terme pour les pays hôtes et de ne comporter aucun plan stratégique d’autonomisation1. Actuellement, la plupart des ONG en médecine dentaire se rendent dans les pays hôtes quelques semaines et mettent l’accent sur les traitements curatifs, tels que les restaurations5. Or, ce modèle, centré sur le dentiste, n’est pas une option réaliste pour bien des pays en développement6. Bon nombre d’entre eux n’ont pas suffisamment de dentistes pour continuer à traiter les patients une fois que les bénévoles quittent, et l’approche curative est généralement trop onéreuse pour être adoptée par le système de soins de santé local5. Par exemple, il y a en moyenne 1 dentiste pour 1100 habitants en Norvège, mais 1 pour 1 200 000 habitants en Éthiopie7. Vu la pénurie de dentistes, bien des pays en développement dépendent de professionnels qui ne sont pas des dentistes (p. ex. des travailleurs en santé dentaire ou des dentothérapeutes) pour offrir des traitements et des services de base6. De plus, une évaluation de ce qu’il en coûte pour obturer une carie avec un amalgame chez les enfants de pays en développement (soit entre 1618 $ et 3513 $ US pour 1000 enfants) montre que le modèle curatif actuel est trop onéreux pour bien des pays, où les services de santé de base comme les programmes d’éducation et de vaccination sont un luxe dont seule une poignée de gens peuvent bénéficier5. Les partisans de l’approche traditionnelle font valoir que les habitants des pays à faible revenu ont le droit de bénéficier de soins buccodentaires de haute qualité5. Cet argument fait toutefois fi du manque de ressources qui est la racine du problème8 et impose une façon de faire inadaptée et provisoire dans le contexte de pays en développement. Il soulève aussi la question de savoir s’il est éthique de continuer à suivre un modèle de soins qui apporte peu d’avantages à long terme, si ce n’est même aucun avantage.

Mépris du système de santé local et création d’une dépendance à l’égard des ONG

La stratégie traditionnelle des ONG en médecine dentaire a aussi comme inconvénient de ne pas s’arrimer au système de santé local existant1. La plupart des missions bénévoles actuelles sont de courte durée et mettent l’accent sur l’efficacité et la productivité des bénévoles au lieu d’essayer de comprendre les capacités et les limites de la collectivité hôte afin d’apporter un complément à la structure des soins de santé locale6. Cette façon de faire peut miner les propres stratégies de la collectivité en matière de santé1. Par exemple, au Mozambique, des dentistes ont noté une baisse du nombre de patients après le passage de bénévoles étrangers puisque les séances de formation divertissantes et les traitements modernes avaient cessé6. Les patients ont aussi demandé que les dentistes utilisent du matériel et des matériaux semblables à ceux des bénévoles, tels que des anesthésiques topiques et des détartreurs modernes6. Puisque les dentistes locaux ne peuvent répondre à de telles attentes, les patients pourraient commencer à les percevoir comme étant inférieurs et décider d’attendre l’arrivée de bénévoles d’autres pays6. Qui plus est, les dentistes qui en viennent à être mécontents de leur situation dans les pays en développement pourraient décider de partir6. On a déjà vu un tel « exode des cerveaux » dans le domaine des soins infirmiers et de la médecine. L’Afrique subsaharienne en a d’ailleurs beaucoup souffert6. Bien que les traitements offerts par les ONG soient une grande priorité dans les régions où il n’y a pas de système de soins de santé buccodentaires en place, l’objectif ultime devrait consister à accroître les moyens d’action du système de santé en place dans la collectivité hôte et à contribuer à la formation de fournisseurs de soins locaux9.

Un guide pour le changement : le modèle de soins buccodentaires de base de l’OMS

Le Dr Sam Thorpe, ancien conseiller régional de l’OMS en matière de santé buccodentaire, a dit que les méthodes traditionnelles pour faire progresser les soins buccodentaires n’ont pas porté fruit dans les pays en développement parce qu’elles sont modelées sur ce qui se fait dans les pays riches et ne tiennent pas compte des besoins des pays dont les ressources sont limitées7. Pour prendre en considération les limites de ces pays, les ONG doivent réorienter leurs programmes d’aide pour offrir des solutions abordables et viables qui peuvent être intégrées au système de soins de la collectivité hôte. Le BPOC constitue une façon possible de guider les ONG vers des interventions adaptées aux besoins1. Il vise à offrir des soins et des traitements buccodentaires préventifs qui sont simples et efficaces, qui reposent moins sur les moyens techniques et qui font appel à la collectivité locale1. Ce modèle se compose de trois éléments : l’OUT (oral urgent treatment – traitements buccodentaires urgents), l’AFT (affordable fluoride toothpaste – dentifrice fluoruré abordable) et l’ART (atraumatic restorative treatment – restauration non traumatique)1. L’OUT comprend des traitements d’urgence de base tels des extractions, les premiers soins en cas d’infections et de traumatismes et l’aiguillage des cas complexes7. L’AFT vise à élaborer un dentifrice fluoruré bon marché et favorise de bonnes habitudes d’hygiène dentaire7. Enfin, l’ART consiste à supprimer la carie et à faire des obturations à l’aide d’instruments à main seulement, sans eau ni électricité7. Le principal matériau d’obturation est le ciment en verre ionomère à libération de fluorure1. Seuls quelques instruments sont nécessaires – ce qui réduit les coûts – et, comme ces interventions ne requièrent ni eau ni électricité, les services dentaires sont mobiles1. Le plus grand avantage du BPOC est qu’il comprend la formation d’auxiliaires dentaires et autres agents de soins de santé primaires locaux pour en faire des « maîtres du BPOC10 » aptes à offrir des soins après le départ d’une ONG7. Les missions bénévoles mettant de l’avant le BPOC portent fruit dans bien des pays en développement10. En effet, des études ont noté une augmentation du nombre de systèmes dentaires mobiles axés sur la prévention, l’intégration de la santé buccodentaire dans les programmes de formation en sciences et en santé et, ce qui importe le plus, des enfants sans carie10. Vu que l’Organisation internationale des Nations Unies a reconnu que les maladies buccales constituaient un grand problème de santé publique en 2011 et avec l’engagement des gouvernements dans la lutte contre le fardeau croissant de ces maladies11, il est important que les ONG en médecine dentaire comprennent l’incidence du modèle d’aide actuel et qu’elles commencent à adopter un modèle tenant compte des réalités des pays hôtes.

LES AUTEURS

 

Mme Han est candidate au doctorat en chirurgie dentaire à la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Toronto, à Toronto (Ontario).

 

Le Dr Quiñonez est professeur adjoint et directeur du programme de santé dentaire publique à la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Toronto, à Toronto (Ontario).

Écrire à : Soomin Janet Han, University of Toronto, Faculty of dentistry, 124 Edward St., Toronto, ON  M5G 1G6. Courriel : sj.han@mail.utoronto.ca

Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les opinions ou politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.

Cet article a été révisé par des pairs.

Références

  1. van Palenstein Helderman WH, Benzian H. Implementation of a Basic Package of Oral Care: towards a reorientation of dental NGOs and their volunteers. Int Dent J. 2006;56(1):44-48.
  2. Auluck A. Oral health of poor people in rural areas of developing countries. J Can Dent Assoc. 2005;71(10):753-5.
  3. Holmgren C, Benzian H. Dental volunteering – a time for reflection and a time for change. Br Dent J. 2011;210(11):513-6.
  4. Benzian H, Gelbier S. Dental aid organizations: baseline data about their reality today. Int Dent J. 2002;52(5):309-14.
  5. Yee R, Sheiham A. The burden of restorative dental treatment for children of Third World countries. Int Dent J. 2002;52(1):1-9.
  6. Dickson M, Dickson G. Volunteering: beyond an act of charity. J Can Dent Assoc. 2005;71(11):865-9.
  7. Smith RC. Third World volunteer dentistry. In: Koerner KR, editor. Manual of minor oral surgery for the general dentist. Oxford: Blackwell Publishing Ltd.; 2008. p. 295-318.
  8. van Palenstein Helderman W, Lo E, Holmgren C. Guidance for the planning, implementation and evaluation of oral health care demonstration projects for under-served populations. Int Dent J. 2003;53(1):19-25.
  9. Benzian H, van Palenstein Helderman W. Dental charity–does it really help? Br Dent J. 2006;201(7):413.
  10. Karim A, Mascarenhas AK, Dharamsi S. A global health course: isn’t it time? J Dent Educ. 2008;72(11):1238-46.
  11. Benzian H, Bergman M, Cohen LK, Hobdell M, Mackay J. The UN high-level Meeting on Prevention and Control of Non-communicable Diseases and its significance for oral health worldwide. J Public Health Dent. 2012;72(1):91-3.