S’enrichir au-delà de la dentisterie : récit d’une découverte

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L'une des aptitudes les plus difficiles que nous, les dentistes pédiatres, devons développer est la capacité d'évaluer un patient. En tant qu'éducatrice de futurs dentistes pédiatres, j'incite mes étudiants à « regarder au-delà des dents », surtout quand il s'agit de déterminer quels aspects du comportement – tels le tempérament et les antécédents sociaux – influeront sur le cas. Une compréhension de la dynamique familiale peut donner une idée de l'approche qui sera la meilleure pour l'enfant. Le concept du regard au-delà des dents s'est certes élargi pour moi lorsque j'ai rencontré les siamoises Tatiana et Krista Hogan.

En tant que l'une des 4 dentistes pédiatres faisant partie du personnel à l'Hôpital pour enfants de la Colombie-Britannique à Vancouver, je passe une journée par semaine à offrir des traitements dentaires aux enfants dans la salle d'opération. Lorsque j'ai appris que je ferais partie de l'équipe formée pour effectuer une chirurgie dentaire sur ces siamoises, ma première réaction a été la curiosité. Je ne savais aucunement qui elles étaient, je venais de déménager en Colombie-Britannique et j'ignorais tout à leur sujet. Puis j'ai appris qu'elles étaient liées par la tête. La nouveauté de la situation allait sûrement exiger une planification considérable tant du point de vue médical que du point de vue dentaire. Ma réaction suivante a été : « Oh là là! voilà qui est super et je ferais bien de prendre des photos », ce qui m'a amenée rapidement à penser aux problèmes techniques hors du commun que le cas pouvait présenter. J'ai fait quelques recherches préliminaires pour réviser les données sur les siamois craniopages, mais j'ai trouvé peu d'informations utiles.

Le jour précédant la chirurgie, la personne responsable des relations médiatiques à l'hôpital m'a contactée. Est-ce que j'accepterais de participer à une entrevue pour un documentaire qu'on filmerait le lendemain? Je commençais à m'interroger sur les motifs derrière tout le battage médiatique entourant ce cas et à me demander si je devais y prendre part. Ne devaiton pas respecter la vie privée de ces enfants? J'ai donc accepté à contrecoeur de participer à l'entrevue, mais tout en étant davantage préoccupée par les détails du traitement dentaire, surtout les risques possibles de la chirurgie.

Suivant la pratique habituelle, le jour de la chirurgie, mes collègues et moi prévoyions rencontrer les parents auparavant afin de réviser notre plan, d'entendre leurs craintes et de répondre à toute question touchant les soins que nous sommes sur le point de prodiguer. En entrant dans l'unité de chirurgie de jour, je pouvais voir les petites filles s'amuser avec des jouets, se disputer et se chamailler comme toutes soeurs le font normalement. Non seulement leur mère et leur grand-mère étaient présentes, mais plusieurs membres de la famille étaient là aussi pour leur offrir un appui. Il s'agissait manifestement d'un groupe étroitement uni. À ce moment, on m'a également présentée à l'agent que la famille avait embauché pour s'occuper de l'équipe qui, sur place ce jour-là, était chargée de filmer le documentaire. En effet, l'unité de chirurgie de jour était remplie de gens.

Après que mes collègues et moi nous sommes occupés de la foule, du brouhaha et des préoccupations de la famille avant la chirurgie, la prestation du traitement dentaire a semblé plutôt ordinaire. La chirurgie s'est très bien déroulée. Je me suis ensuite adressée à la famille afin de revoir nos résultats et notre traitement et de la rassurer : tout s'était passé sans incident.

Comme il avait été convenu, j'ai eu une entrevue avec l'équipe qui filmait le documentaire. J'ai appris plus tard que la famille avait accepté d'en faire aussi plusieurs autres, et j'ai compris pourquoi elle avait besoin d'un agent (en réalité, elle en avait 2). Ces agents les aident, semble-t-il, à négocier des conditions équitables en leur nom, s'assurant que tous les projets sont de bon goût et ne visent pas l'exploitation. Les dons en nature que la famille reçoit pour ces documentaires lui ont permis de protéger son revenu discrétionnaire, lequel est nécessaire pour compenser les nombreux coûts supplémentaires que doivent défrayer tous les aidants des enfants exigeant des soins spéciaux. Mais selon la grand-mère des jumelles, le but principal « est d'enseigner aux gens que nos filles sont tout simplement comme les autres, mais ayant quelque chose d'exceptionnel en plus. » Leur désir pour ces petites filles est de leur permettre de faire l'expérience de tout ce qu'une enfance ordinaire peut offrir, tout en formulant l'espoir qu'on les acceptera comme elles sont.

Après la chirurgie, j'ai été fascinée par leur histoire personnelle et j'étais curieuse d'en apprendre davantage. J'ai étudié un documentaire de 45 minutes du réseau CBC qui est archivé en ligne et qui m'a aidée un peu plus à apprécier et à respecter la dynamique de la famille que j'avais observée en action. Ces jeunes jumelles très spéciales, qui avaient si peu de chance de survivre à l'enfance, étaient encore exposées à de nombreux risques. J'ai pensé : « Quelle chance pour elles d'avoir cette grande famille aimante et merveilleuse autour d'elles! » J'ai trouvé tout cela très édifiant.

Après la chirurgie, les jumelles se sont bien portées et j'ai eu l'occasion de les revoir avec leur mère et leur grandmère lors d'une visite de suivi quelques semaines plus tard. Quant à leurs dents, tout paraissait merveilleux et j'ai appris avec encouragement qu'elles avaient pris du poids. Tous ces signes étaient bons, et j'étais très contente. J'ai prêté une oreille plus attentive lorsque la grandmère a expliqué leur progrès grâce à d'autres tests médicaux. Ces tests exigeaient de nombreux déplacements de 4 heures entre l'Hôpital pour enfants de la Colombie-Britannique et leur résidence, et plusieurs autres étaient prévus. Durant l'examen, les jeunes filles se sont montrées joyeuses, coopératives et patientes. J'ai été très impressionnée par leurs yeux bleu vif et par la facilité avec laquelle elles engageaient la conversation avec moi. Quelle différence avec ma première impression le jour de la chirurgie!

Je suis reconnaissante d'avoir eu l'occasion de me lier un tant soit peu à cette famille extraordinaire dans sa fascinante quête de la santé, et je continuerai à faire partie de l'équipe qui prodigue des soins aux jeunes jumelles à l'hôpital. Je loue leur détermination, car elles vont encore avoir beaucoup de nouveaux défis à relever. Encore une fois, je cite leur grand-mère : « Tout est possible, ces 2 petites filles sont capables de tout. »

Je suppose que certains diront que je devrais maintenir une distance professionnelle. Mais si nous restreignons nos efforts à « forer et à obturer », nous risquons fort de perdre des occasions uniques d'interagir avec des personnes intéressantes. L'un peut seulement s'enrichir en regardant au-delà des dents, en prenant le temps d'établir des rapports en posant des questions et en écoutant avec un réel intérêt afin de mieux comprendre les vies que nos patients vivent. Je crois que cette façon de faire nous rend plus sensibles en tant que prestataires de soins et enrichit notre travail quotidien. Parmi le grand nombre d'enfants que j'ai rencontrés durant ma carrière, ceux qui ont des besoins spéciaux et leur famille m'ont offert la plus grande possibilité de m'enrichir, partageant des récits fascinants quant aux réussites et aux épreuves de la vie. Quant à moi, je suis bel et bien une « accro » à en apprendre davantage au sujet de mes patients.

Que vous soyez un dentiste généraliste ou un dentiste spécialiste, reconnaissez que vous avez des occasions à portée de la main pour rendre votre carrière plus satisfaisante. Je vous encourage à rechercher la vraie richesse qui se trouve au-delà de la dentisterie.

L'Auteure

La Dre Campbell est professeure adjointe, Département des sciences de la santé buccodentaire, Faculté de médecine dentaire, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Colombie- Britannique). Courriel : campbkar@dentistry.ubc.ca

Les opinions exprimées sont celles de l'auteure et ne reflètent pas nécessairement les opinions ou les politiques officielles de l'Association dentaire canadienne.

Cet article a été revu par des pairs.