Importante occlusion croisée unilatérale consécutive à une tumeur du condyle mandibulaire

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Étude de cas

Un homme de 41 ans a été dirigé vers notre clinique se plaignant d'une luxation de la mâchoire, de bruits articulaires, d'une limitation de l'ouverture de la bouche et d'une douleur à la mastication. Il a également fait mention d'une asymétrie faciale évolutive qui avait progressé lentement au cours des 18 mois précédents et qui était maintenant bien visible. L'examen physique montrait un prognathisme mandibulaire et une déviation de 13 mm vers la gauche de la ligne médiane inférieure. L'ouverture maximale de la bouche était de 36 mm. Des craquements bilatéraux étaient perceptibles durant les mouvements mandibulaires. La palpation des articulations temporomandibulaires (ATM) n'a provoqué aucune douleur, mais une légère douleur a été ressentie à la palpation des muscles masséters. Le patient présentait une occlusion croisée postérieure unilatérale du côté gauche, un surplomb horizontal négatif de 4 mm et une relation occlusale de classe III au niveau des molaires (ill. 1).

Un panorex a révélé la présence d'une masse radio-opaque fixée au condyle droit, dont la densité était comparable à celle de l'os adjacent (ill. 2). La masse en forme de bec faisait saillie devant l'éminence articulaire droite. Les images de tomographie volumique à faisceau conique dans les plans axial et coronal montraient une lésion aux propriétés cartilagineuses, qui se développait sur la tête du condyle (ill. 3). La lésion s'était formée au-dessus des fibres du muscle ptérygoïdien, en direction médiane, causant l'érosion de la face supérieure de la base du cortex crânien. Aucun mouvement de translation ne pouvait être effectué avec le condyle droit, mais le condyle gauche présentait un mouvement de translation de 13,20 mm.

NOTE : Cliquer pour agrandir les images.

Ill. 1 : Vue de face de l'occlusion au moment de la consultation; on remarque une importante occlusion croisée postérieure gauche, un surplomb horizontal négatif de 4 mm et une importante déviation de la ligne médiane vers la gauche.




Ill. 2 : Panorex montrant une masse radio-opaque fixée par un pédicule au col du condyle droit. À remarquer la présence de tartre et l'importante perte osseuse horizontale dans le parodonte.

Ill. 3 : Vue axiale de la tomographie volumique à faisceau conique montrant une masse en position antéro-médiale de la tête du condyle. La masse présentait un cortex périphérique bien défini et une structure interne à la fois radioclaire et radio-opaque. 




Des modèles d'étude et des enregistrements occlusaux ont été réalisés avant la chirurgie. Une légère correction de l'occlusion a été réalisée, mais aucun mouvement orthodontique n'a été jugé nécessaire pour assurer la stabilité de l'occlusion après la chirurgie. Un traitement orthodontique de décompensation ne pouvait être envisagé, en raison de l'état du parodonte et de l'évolution rapide de la maladie.

Les voies préauriculaire et submandibulaire ont été utilisées pour accéder à la branche montante droite du maxillaire inférieure, sous anesthésie générale. Une ostéotomie verticale de la branche montante a été pratiquée par voie extra-buccale et le segment proximal qui contenait le condyle et la lésion a été retiré (ill. 4). La déviation de la ligne médiane a été corrigée de manière à obtenir une occlusion adéquate du segment du maxillaire inférieur qui portait les dents, et un ancrage intermaxillaire a été mis en place. La lésion a été excisée de la tête du condyle, avec un segment de 2 mm de tissus sains. La tête du condyle a été remodelée, puis le segment condylien a été replacé dans la fosse glénoïde et stabilisé à l'aide d'un ancrage rigide. L'ancrage intermaxillaire a été ensuite été retiré et l'alignement de la ligne médiane a été confirmé.

La tumeur excisée mesurait 3 cm x 2 cm x 1 cm. L'examen microscopique des tissus décalcifiés a révélé la présence d'une couche de cartilage hyalin dont les chondroplastes contenaient des chondrocytes bénins. Ce cartilage formait une capsule au-dessus des trabécules d'aspect normal de l'os spongieux (ill. 5). Cette capsule cartilagineuse était recouverte d'une couche de tissu conjonctif fibreux (périchondre). La jonction ostéo-cartilagineuse ressemblait à du cartilage de conjugaison, à l'intérieur duquel les chondrocytes étaient disposés perpendiculairement à la surface.

Ill. 4 : Le segment proximal de la branche montante, qui contenait le condyle et la lésion, a été retiré par voie chirurgicale.

Ill. 5 : Photomicrographie du spécimen décalcifié, montrant une capsule de cartilage hyalin (en haut) recouvrant les trabécules de l'os spongieux et la moelle jaune (en bas). Coloration à l’hématoxyline-éosine; grossissement initial : × 1,6.




Quel est le diagnostic?

Les caractéristiques microscopiques de la tumeur étaient compatibles avec un diagnostic d'ostéochondrome.

L'ostéochondrome, ou exostose ostéo-cartilagineuse, est une tumeur chondrogénique bénigne, sessile ou pédiculée, qui se peut se former dans n'importe quel os où il y a ossification enchondrale. Il s'agit de la tumeur osseuse bénigne la plus répandue dans le squelette axial, qui est toutefois rare dans le complexe craniofacial, en raison principalement du développement intra-membraneux de ces os. Parmi les régions du complexe craniofacial où de telles tumeurs ont été rapportées, mentionnons la base du crâne, le sinus maxillaire, l'arcade zygomatique et le maxillaire inférieur. À l'intérieur du maxillaire inférieur, des ostéochondromes ont été observés dans l'apophyse coronoïde, le condyle, la branche montante, le corps du maxillaire, l'angle mandibulaire et la symphyse mentonnière1-4. L'apophyse coronoïde et les processus condyliens sont considérés comme les sièges les plus fréquents de l'ostéochondrome dans le squelette facial5-12. Les caractéristiques cliniques types de l'ostéochondrome condylien incluent une asymétrie faciale évolutive, une déviation du menton, une occlusion croisée controlatérale, des changements dans la morphologie du condyle ainsi qu'une malocclusion avec béance du côté atteint1,5,8,13.

Le diagnostic différentiel devrait inclure l'hyperplasie condylienne, l'hyperplasie (hypertrophie) hémifaciale ainsi que des tumeurs bénignes d'origine osseuse ou cartilagineuse avec atteinte du condyle mandibulaire.

Contrairement à l'ostéochondrome, l'hyperplasie condylienne s'observe habituellement plus tôt durant la vie, le plus souvent chez des adolescents et des jeunes adultes. Durant la croissance active, il y a prolifération de cartilage condylien et l'histologie peut laisser croire à un ostéochondrome. Les caractéristiques radiologiques, telles que l'hypertrophie irrégulière de la tête condylienne avec préservation de l'anatomie, l'allongement du col du condyle et l'absence de masse faisant saillie, favorisent cependant un diagnostic d'hyperplasie condylienne14.

L'asymétrie consécutive à l'hyperplasie hémifaciale s'observe dès la naissance et continue d'évoluer durant la croissance, pour devenir plus accentuée à la puberté. Il y a également hypertrophie des tissus mous, des os et des dents du côté atteint15, ce qui peut aider à distinguer cet état de l'hypertrophie condylienne. À l'inverse, l'asymétrie faciale consécutive à un ostéochondrome est d'apparition soudaine et d'évolution lente, et elle ne cause pas de changements dans les tissus mous. Les caractéristiques radiologiques peuvent également aider à distinguer un processus néoplasique comme l'ostéochondrome d'une anomalie congénitale comme l'hyperplasie hémifaciale.

Les tumeurs bénignes d'origine osseuse ou cartilagineuse les plus fréquentes dans le condyle sont l'ostéome, le chondrome et l'ostéochondrome. Les ostéomes sont constitués d'os compact ou spongieux à maturité, ce qui aide à les distinguer sur le plan radiologique et histopathologique des ostéochondromes. Ils siègent dans le squelette craniofacial et s'observent rarement dans d'autres os. Les localisations gnathiques les plus fréquentes sont le corps du maxillaire inférieur et le condyle. Lorsqu'il y a atteinte condylienne, la tumeur est souvent située dans la région antéro-médiale, au niveau de l'insertion du muscle ptérygoïdien externe. C'est également le siège des ostéochondromes de l'ATM. Les ostéomes touchant le condyle mandibulaire peuvent également causer une lente déviation de l'occlusion, avec déviation de la ligne médiane en direction du côté non atteint. Ces tumeurs peuvent aussi s'accompagner d'une tuméfaction faciale, de douleur et d'une limitation de l'ouverture de la bouche.

Les chondromes sont des tumeurs bénignes constituées de cartilage mature, qui sont beaucoup plus répandues dans les petits os des mains et des pieds que dans les maxillaires où les tumeurs chondrogéniques sont rares. Il faudrait toujours soupçonner une malignité dans les cas de chondromes gnathiques, et les nombreux champs histologiques de la lésion doivent être examinés avec soin pour en confirmer le caractère bénin15. Les chondromes des maxillaires sont des tumeurs indolores, d'évolution lente. Certaines lésions s'accompagnent d'une mobilité dentaire et d'une résorption radiculaire. Les chondromes condyliens sont rares et peu de cas ont été rapportés dans la littérature. Ces chondromes peuvent toutefois causer des symptômes qui s'apparentent à ceux des ostéochondromes, notamment une limitation des mouvements de la mâchoire, une déviation à l'ouverture de la bouche ainsi que des changements dans l'occlusion. L'examen histopathologique permet de distinguer l'ostéochondrome du chondrome.

Sur le plan histologique, l'ostéochondrome se caractérise par la présence d'une capsule cartilagineuse qui recouvre la croissance osseuse14. L'aspect de la capsule rappelle celui du cartilage de conjugaison, les chondrocytes apparaissant en rangées parallèles, perpendiculaires à la surface. Une couche de tissu conjonctif fibreux (périchondre) recouvre la surface. La portion plus profonde de la capsule (jonction ostéo-cartilagineuse) présente une ossification enchondrale avec production d'os spongieux qui se mêle au tissu osseux normal sous-jacent.

Traitement

La condylectomie est le traitement classique des ostéochondromes qui touchent le condyle mandibulaire14, et aucune récurrence des lésions condyliennes n'a été rapportée après la chirurgie1,6,14. Un taux de récurrence global d'environ 2 % a été rapporté pour les tumeurs siégeant ailleurs1. Voulant tirer parti de la nature exophytique et non envahissante de ce type de tumeur, Wolford et coll.6 ont proposé une condylectomie conservatrice, consistant en la résection de la tumeur avec préservation d'une partie ou de la totalité de la tête du condyle. Cette approche a été utilisée ici. La résection de la tumeur a été pratiquée sous observation visuelle directe, ce qui a permis au chirurgien d'assurer une résection complète et d'obtenir ainsi un faible taux de récurrence. Après remodelage du reste du condyle, le segment a été remis et fixé en place, tout en corrigeant la malocclusion.

Lors du suivi réalisé un an après l'intervention, l'occlusion croisée et la malocclusion initiales, qui avaient été corrigées durant la chirurgie, demeuraient stables (ill. 6). De même, l'ouverture interincisive était de 37 mm, et rien n'indiquait une perte d'amplitude de mouvement. Le panorex ne montrait aucun signe de récurrence au moment de ce suivi. Nous recommandons donc l'utilisation de cette approche dans les cas d'ostéochondrome condylien, lorsque celle-ci est jugée réalisable sur le plan chirurgical. Grâce à la présentation de cas de ce genre, les spécialistes en chirurgie buccale et maxillofaciale seront plus à l'aise de proposer ce type de traitement aux patients qui présentent un ostéochondrome condylien.

Ill. 6 : Vue de face de l'occlusion, 6 mois après la chirurgie, montrant un surplomb horizontal, un surplomb vertical et une relation molaire normaux. Seule une légère déviation (1 mm) de la ligne médiane inférieure vers la gauche était toujours présente.




LES AUTEURS

 

La Dre Rei est professeure adjointe, Département de stomatologie, Faculté de médecine dentaire, Université de Montréal.

 

Le Dr Bach est professeur adjoint, Département de santé buccale, Faculté de médecine dentaire, Université de Montréal.

 

Le Dr El-Hakim est professeur adjoint, Division de chirurgie buccale et maxillofaciale, Faculté de médecine dentaire, Université McGill.

 

Le Dr Kauzman est professeur adjoint, Département de stomatologie, Faculté de médecine dentaire, Université de Montréal.

Écrire à : Dre Nathalie Rei, Faculté de médecine dentaire, Université de Montréal, C.P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal (Québec)  H3C 3J7. Courriel : nathalie.rei@umontreal.ca

Les auteurs n’ont aucun intérêt financier déclaré.

Cet article a été révisé par des pairs.

Galerie de toutes les illustrations contenues dans l’article.

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