La population canadienne estime que l'équité et la solidarité sociale sont des valeurs fondamentales du système de soins de santé1. Même si la plupart des professionnels respectent ces valeurs, certains en font fi. Le présent article souhaite sensibiliser les professionnels de la santé buccodentaire à la discrimination et s'attarder aux formes qu'elle prend en médecine dentaire.
L'article vise trois objectifs : 1) fournir des exemples de pratiques discriminatoires nuisant à l'accès aux soins dentaires de deux groupes de la société; 2) explorer comment la discrimination découle en partie du manque de connaissance des dentistes ou de leurs préjugés; 3) encourager les dentistes à se mobiliser pour lutter contre la discrimination et les préjugés qui la sous-tendent.
Discrimination et accès aux soins buccodentaires
Selon la Commission des droits de la personne du Québec, « [l]a discrimination, c'est lorsqu'un individu ou un groupe d'individus est traité différemment en raison de caractéristiques personnelles. La discrimination peut se manifester sous la forme d'une distinction, d'une exclusion ou d'une préférence. Elle peut être exercée par un individu ou par une organisation. La discrimination crée des inégalités entre les individus et empêche l'individu ou le groupe d'individus qui subit la discrimination d'exercer pleinement ses droits.2 »
La discrimination affecte de nombreux groupes, particulièrement les minorités visibles. Elle se produit dans différentes situations du quotidien, comme lors de la recherche d'un emploi3 ou d'un logement4 ou de déplacements en transport en commun5.
Malheureusement, le secteur des soins de santé n'est pas à l'abri d'actes discriminatoires. Des études ont montré que la discrimination nuit à l'accès aux soins médicaux et dentaires de plusieurs groupes, y compris les immigrants et les Autochtones6,7. Le présent article portera sur les personnes atteintes du VIH et les bénéficiaires de l'aide sociale. Une étude récente menée à Montréal a révélé que 4 % des cliniques dentaires refusaient les patients séropositifs8. De celles qui les acceptaient, 10 % imposaient des conditions particulières, comme des rendez-vous en fin de journée pour assurer l'antisepsie8.
La situation des bénéficiaires de l'aide sociale semble encore plus problématique. La majorité des dentistes américains n'acceptent pas de les voir9 et 39 % des dentistes français admettent qu'ils refusent de les traiter10. Même s'il n'y a pas de données sur le sujet au Canada, la recherche qualitative sur la pratique et la perception des dentistes à l'égard des patients pris en charge par le régime public montre qu'il y a lieu de s'inquiéter. Les dentistes du Québec éprouveraient beaucoup de frustration vis-à-vis des bénéficiaires de l'aide sociale et hésiteraient à les traiter11.
Ces différentes formes de discrimination sont très troublantes, vu qu'elles affectent des groupes déjà aux prises avec une part disproportionnée des maladies buccodentaires, surtout dans le cas des bénéficiaires de l'aide sociale12. Les personnes séropositives risquent davantage de souffrir de diverses pathologies buccodentaires, dont certaines pourraient causer de graves problèmes de santé13,14.
En plus de se répercuter éventuellement sur la santé buccodentaire, la discrimination peut se faire sentir sur les patients et les dentistes. Elle peut miner la dignité personnelle, causer de l'humiliation ou susciter le sentiment d'être incompris, rabaissé ou mal vu. Elle peut aussi créer un « cercle vicieux », car la peur d'être montré du doigt15 ou d'être victime de discrimination16 suffit parfois à empêcher une personne de chercher l'aide dont elle a besoin. Enfin, la discrimination peut aussi ternir l'image et la réputation de la profession dentaire.
Préjugés et ignorance
Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles un professionnel de la santé pourrait adopter un comportement discriminatoire. Des études ont démontré par exemple que des facteurs économiques peuvent entrer en jeu. Ainsi, des dentistes hésiteraient à traiter des bénéficiaires de l'aide sociale à cause du fardeau administratif afférent et du faible taux de remboursement du régime public17.
Des préjugés envers certains groupes pourraient aussi entraîner de la discrimination. Aux fins du présent article, un « préjugé » s'entend d'une opinion négative souvent rattachée à un stéréotype ou à une croyance populaire répandue18. Par exemple, bien des dentistes de France croient que les « mauvais patients de l'aide sociale » sont nonchalants, irrespectueux et dépourvus de motivation19. Le stéréotype voulant que les personnes séropositives soient probablement des utilisateurs de drogues injectables ou des homosexuels est encore très répandu de nos jours20,21.
Les malentendus à l'égard de certains groupes sociaux contribuent à nourrir les préjugés et les clichés négatifs. Par exemple, l'ignorance des véritables conditions de vie des bénéficiaires de l'aide sociale perpétue l'idée qu'ils ne se refusent rien et qu'ils sont paresseux18. Dans le cas des personnes séropositives, l'ignorance des méthodes de transmission du VIH peut susciter des craintes non fondées d'attraper cette maladie.
L'incompréhension de la réalité et des craintes que vivent les personnes stigmatisées peut aussi nuire à l'établissement d'une relation entre les patients et les professionnels de la santé. Une étude récente à Montréal indique qu'un bon nombre de personnes séropositives sont mal à l'aise ou même craignent de divulguer leur état au personnel d'un dentiste8.
Conclusion
La discrimination qui compromet l'accès à des soins est moralement inacceptable puisqu'elle va à l'encontre des valeurs canadiennes d'égalité, de justice et de solidarité sociale. Elle est également inacceptable du point de vue de la santé publique puisqu'elle affecte ceux qui ont encore plus besoin de soins de santé que les personnes favorisées sur le plan social22. Elle empiète sur le droit à l'équité et peut donner lieu à des sanctions puisque les lois du Québec et du Canada interdisent la discrimination23,24. Qui plus est, la Charte québécoise des droits et libertés de la personne interdit expressément la discrimination fondée sur le handicap ou le statut social23.
Nous demandons aux dentistes de se tenir les coudes et de faire connaître les préjugés associés à une mauvaise compréhension de ces groupes sociaux qui peut mener à des pratiques discriminatoires. L'ensemble de la profession se doit d'y réfléchir et d'en discuter régulièrement dans l'arène publique. Dans cet esprit, les universitaires, les chercheurs, les professionnels et les organismes dentaires pourraient former des partenariats avec les groupes ciblés par la discrimination. En fait, le présent article est le fruit de discussions entre des chercheurs de l'Université McGill et de l'Université de Montréal et des défenseurs des droits des personnes séropositives et sidéennes, des discussions qui ont permis de cerner des obstacles empêchant deux groupes de la société d'avoir accès à des soins.
Quant à la formation en médecine dentaire – que ce soit durant les études universitaires ou la formation continue –, elle doit traiter des préjugés profondément ancrés et des sentiments négatifs à l'endroit de certains groupes. Elle doit enrayer les mythes et croyances populaires qui les entourent grâce à des stratégies d'enseignement différentes25. Certains programmes universitaires, comme au Québec et en Colombie-Britannique, abordent l'accès aux soins dentaires des groupes marginalisés, favorisent la réflexion sur cette question et prévoient du temps auprès de représentants de ces groupes. Ces programmes font figure d'exemple en la matière26,27.
Enfin, nous invitons les cliniques privées à créer un environnement exempt de toute discrimination. Les politiques et procédures, qu'il s'agisse de la planification des rendez-vous ou des traitements, doivent tenir compte des droits fondamentaux du patient.
LES AUTEURS
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