Les exigences d’agrément des facultés de médecine dentaire jettent les bases de la formation des diplômés qui prodiguent des soins de santé buccodentaire à des millions de Canadiens et d’Américains ayant des besoins particuliers. Un nombre croissant de ces personnes habitent maintenant dans des collectivités locales et obtiennent les soins dont elles ont besoin auprès des dentistes de leur quartier. Le défi est de bien préparer les diplômés à prodiguer ces soins et d’éliminer les obstacles à la prestation de ceux-ci.
Les nuances de la terminologie utilisée dans les exigences d’agrément peuvent (ou non) inciter à prodiguer une formation de base et une formation clinique aux étudiants de médecine dentaire. Ces nuances se traduisent par de légères variations dans la tonalité et le sens des mots, qui accentuent notre communication. Par exemple, «doit» dénote la contrainte, l’obligation, l’exigence ou la nécessité, «devrait» exprime le sens du devoir, la pertinence, la nécessité, et «peut» sous-entend une possibilité, une probabilité.
Bien que ces définitions semblent claires, les nuances de sens se font plus complexes quand ces mots sont utilisés dans des directives officielles. Prenons, par exemple, la terminologie variée qui est utilisée dans les exigences de formation auxquelles doivent répondre les diplômés des facultés de médecine dentaire du Canada et des États-Unis concernant la prestation de soins aux personnes ayant des besoins particuliers :
Les diplômés doivent avoir suffisamment d’expériences cliniques et connexes pour pouvoir démontrer leurs compétences dans la gestion de la santé buccodentaire de patients de tout âge. Ils devraient également avoir des expériences dans la gestion des patients médicalement compromis et des patients avec des handicaps et/ou des troubles chroniques. (Exigence 2.4.1, Commission de l’agrément dentaire du Canada)1
Les diplômés doivent être aptes à évaluer les besoins en matière de soins des patients ayant des besoins particuliers. (Exigence 2-26, Commission de l’agrément dentaire des États-Unis2) [traduction libre]
L’énoncé d’«intention» qui accompagne l’exigence américaine se lit comme suit :
Un bassin de patients suffisant devrait être prévu afin d’offrir une formation variée sur la prestation de soins aux patients, y compris ceux dont la situation médicale, physique, psychologique ou sociale peut nécessiter des modifications aux interventions dentaires habituelles afin de fournir des soins dentaires à ces personnes. Font notamment partie de ces personnes celles qui ont une déficience développementale, des troubles médicaux complexes et des contraintes physiques importantes. La formation clinique auprès des patients ayant des besoins particuliers devrait prévoir l’enseignement de techniques adéquates de communication et l’acquisition de compétences permettant d’évaluer les besoins en matière de soins en fonction du besoin particulier. Cette formation devrait être surveillée afin d’assurer des chances égales à tous les étudiants inscrits2. [traduction libre]
Le terme «doit» utilisé dans l’exigence canadienne exprime l’obligation de «démontrer leurs compétences dans la gestion de la santé buccodentaire de patients de tout âge». Quand il est question de «patients avec des handicaps et/ou des troubles chroniques», cependant, l’exigence se fait moins contraignante, utilisant le terme «devraient», qui exprime le sens du devoir.
En revanche, le terme «doit» est imprimé en gras dans l’exigence américaine, mais seulement pour ce qui est d’«évaluer les besoins en matière de soins des patients ayant des besoins particuliers». Nulle part ne fait-on particulièrement référence au «traitement» des patients ayant des besoins particuliers. Cette omission n’est pas accidentelle; elle se veut plutôt un compromis avec les opposants aux efforts déployés dans le cadre du programme Special Olympics (par les auteurs du présent article) afin d’obtenir cet ajout nécessaire aux programmes d’études des facultés américaines de médecine dentaire.
Groupe d'âge |
Taux d'incapacité au Canada (%) |
Groupe d'âge |
Taux d'incapacité aux États-Unis (%) |
0 à 14 ans | 3,7 | 5 à 15 ans | 6,3 |
15 à 64 ans | 11,5 | 16 à 64 ans | 12,3 |
65 ans et plus | 43,4 | 65 ans et plus | 40,9 |
Tous les groupes d'âge | 14,3 | 5 ans et plus | 15,1 |
Le désaccord au sujet des changements aux programmes d’études n’a jamais visé le nombre de personnes ayant une incapacité ni la prévalence de l’incapacité. Au Canada, 4,4 millions de personnes (14,3 % de la population) âgées de 5 ans et plus avaient une incapacité ou plus en 2006. Aux États-Unis, se chiffre se situait à 41,2 millions (15,1 % de la population)3,4. Le taux d’incapacité augmente avec l’âge (p. ex., accidents vasculaires cérébraux, crises cardiaques), atteignant plus de 40 % chez les personnes de 65 ans et plus (tableau 1). Cette augmentation s’accentuera progressivement au cours des prochaines décennies, alors que les membres de la génération du baby-boom atteindront l’âge de la retraite : 1 citoyen américain sur 5 aura 65 ans et plus et, dans certains États, cette proportion sera de 1 sur 45.
Le désaccord visait plutôt le nombre restreint de professeurs aptes à répondre aux besoins en matière de formation de base et de formation clinique, et le manque de ressources physiques et financières.
Les programmes d’études des facultés américaines de médecine dentaire avant et après la mise en application de l’exigence 2-26
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, des études ont révélé que, pendant 4 années de formation, plus de la moitié des facultés de médecine dentaire des États- Unis prodiguaient moins de 5 heures de cours théoriques et près de 75 % d’entre elles ne consacraient que de 0 à 5 % de leur enseignement pratique au traitement des patients ayant des besoins particuliers6-9. La moitié des étudiants ont dit n’avoir reçu aucune formation clinique sur la prestation de soins aux patients ayant des besoins particuliers et 75 % d’entre eux ont dit avoir reçu peu ou point de formation sur la prestation de soins à ces patients10.
Il ne faut donc pas s’étonner que seulement 10 % des dentistes généralistes disent traiter «souvent» ou «très souvent » des enfants atteints de paralysie cérébrale, ayant une déficience intellectuelle ou d’autres problèmes de santé; 70 % disent traiter «rarement» ou «jamais» des enfants atteints de paralysie cérébrale à leur cabinet11.
Une étude nationale menée sur les programmes d’hygiène dentaire12 est arrivée à des conclusions semblables : 48 % des 170 programmes prévoyaient 10 heures d’enseignement ou moins sur la prestation de soins aux personnes ayant une déficience développementale (14 % prévoyaient 5 heures ou moins) et 57 % n’offraient aucune formation clinique.
Cependant, dans les premières années suivant la mise en application de l’exigence 2-26, les facultés de médecine dentaire avaient fait plus que respecter l’exigence voulant que les étudiants acquièrent les compétences nécessaires pour évaluer les besoins en matière de soins13. En fait, les étudiants des facultés visées par l’étude prodiguaient des soins aux patients ayant des besoins particuliers.
Les personnes ayant des besoins particuliers en matière de soins de santé peuvent ne pas recevoir les soins recherchés pour diverses raisons, y compris les contraintes financières, l’accès inexistant à des fournisseurs, les exigences divergentes des membres de la famille (les enfants notamment) concernant l’emploi du temps et la réticence à coopérer afin de recevoir des soins. Des études ont révélé qu’aux États-Unis, 18 % des enfants ayant des besoins particuliers en matière de santé n’ont pu recevoir, au cours de la dernière année, au moins 1 traitement dont ils avaient besoin14. L’accès inexistant aux soins recherchés est un problème qui touche souvent les enfants pauvres (32 % n’ont pu recevoir au moins 1 traitement) et les enfants non assurés (46 % n’ont pu recevoir au moins 1 traitement). «Les soins dentaires étaient parmi les soins non reçus les plus souvent signalés14.»
La situation est-elle différente au Canada?
La désinstitutionalisation, l’intégration sociale, l’augmentation de l’espérance de vie des personnes ayant des besoins particuliers et le recours à des praticiens exerçant dans la collectivité pour obtenir des soins de santé sont des phénomènes courants tant au Canada qu’aux États-Unis. Les exigences d’agrément des facultés canadiennes de médecine dentaire sous-entendent qu’il est un devoir de traiter les patients ayant une incapacité et(ou) une maladie chronique1, mais cela suffit-il à garantir aux étudiants l’accès à des possibilités d’apprentissage adéquates et à garantir aux personnes ayant des besoins particuliers en matière de soins de santé dans la population générale l’accès aux soins de santé buccodentaire recherchés?
À la Conférence biennale 2009 de l’Association des facultés dentaires du Canada, qui a eu lieu à Toronto, les Drs Sherman et Anderson ont déclaré qu’au Canada, en 2007, les programmes de médecine dentaire de premier cycle offraient une formation limitée mais variée sur la prestation de soins aux patients ayant des besoins particuliers (présentation orale intitulée Special needs education in Canadian dental school curriculum: Is there enough?). Cinq des 10 facultés de médecine dentaire au Canada n’offraient aucune formation théorique sur la prestation de soins aux patients ayant des besoins particuliers et 5 autres n’offraient aucune formation clinique.
En 2009, 73 % des personnes ayant une déficience développementale disaient être capables d’obtenir des soins dentaires15. Moins de 10 % disaient que le dentiste était réticent à leur fournir des soins. Les raisons de ce refus étaient semblables à celles qu’on avait données dans d’autres études : formation inadéquate, installations inadéquates et réticence à participer à des programmes gouvernementaux.
«Bien que la plupart des citoyens de l’Ontario ayant une déficience développementale semblent capables d’accéder à des soins dentaires, les personnes chez qui des modifications particulières doivent être apportées pour recevoir des soins dentaires, comme le recours à une anesthésie générale, disent avoir plus de difficulté à obtenir des soins. La crainte ressentie vis-à-vis du dentiste et l’incapacité de coopérer aux traitements devançaient les facteurs environnementaux au chapitre des obstacles les plus courants à l’accès aux soins dentaires15.» Cependant, l’un des auteurs de cette étude a souligné le fait que la majorité des répondants provenaient de grands centres urbains et appartenaient à des groupes de revendication particulièrement actifs (communication personnelle : Dr Michael Sigal, faculté de médecine dentaire, Université de Toronto, 2009).
Une étude menée en Ontario16 révèle que 80 % des dentistes généralistes et 60 % des dentistes pédiatriques offrent une gamme complète de soins dentaires aux personnes ayant des besoins particuliers. La majorité des dentistes généralistes interrogés disent avoir reçu une formation sur la prestation de soins à ces personnes pendant leurs études. Quant aux dentistes pédiatriques, la plupart soutiennent avoir reçu cette formation dans le cadre de leur programme de formation spécialisée16. Cette étude ne tenait pas compte du nombre de personnes ayant des besoins particuliers qui ont été traitées par chacun des dentistes ni de la gravité de leur déficience (communication personnelle : Dr Michael Sigal, faculté de médecine dentaire, Université de Toronto, 2009). En outre, les patients des foyers de groupe, leurs familles et le personnel de ces établissements éprouvaient encore de la difficulté à trouver un dentiste dans leur collectivité qui accepte de traiter ces personnes.
Le défi
Peu importe que l’exigence stipule que l’enseignement dentaire «doit», «devrait» ou «peut» comporter une formation sur la prestation de soins aux personnes ayant des besoins particuliers, le défi est de faire en sorte que ces efforts se poursuivent dans la pratique réelle. Le fait est que beaucoup de personnes ayant des besoins particuliers appartiennent à des familles qui reçoivent déjà des soins dans de nombreux cabinets dentaires.
Une étude menée récemment17 aux États-Unis sur l’attitude des étudiants de médecine dentaire vis-à-vis de la prestation de soins aux personnes ayant une déficience intellectuelle révèle l’existence d’un lien étroit entre la formation reçue pendant les études et la capacité de fournir les soins recherchés, mais souligne la recommandation voulant que «les programmes d’études prévoient un apprentissage expérientiel accompagnés d’éléments de réflexion amenant les étudiants à acquérir une certaine aisance vis-à-vis de la prestation de soins aux personnes ayant des besoins particuliers». Si l’on peut supposer que ces résultats peuvent être utilisés dans les facultés canadiennes de médecine dentaire (et s’ajouter aux affirmations précédentes quant à la difficulté de garantir aux personnes ayant des besoins particuliers l’accès aux soins de santé buccodentaire recherchés), il ne semble alors pas déplacé de recommander que des modifications soient apportées à l’exigence 2.4.1 de la Commission de l’agrément dentaire du Canada1 afin d’y lire que les diplômés doivent (et non devraient) avoir des expériences dans la gestion des patients médicalement compromis et des patients avec des handicaps et/ou des troubles chroniques.
Les fonctionnaires devraient également être mis au courant de l’ampleur du problème. Il importe de savoir combien de personnes handicapées compte le Canada (plus de 4 millions), mais il importe encore plus d’informer les législateurs du nombre de personnes, parmi leurs électeurs dans chaque province, chaque région, chaque ville et même chaque quartier, qui vivent avec un handicap. Le défi est que nous «devons» fournir des soins de santé buccodentaire aux personnes ayant des besoins particuliers.
LES AUTEURS
Références
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