Une femme de 36 ans ressentait depuis 5 mois une douleur occasionnelle dans les régions postérieures gauche et droite de la mandibule. La douleur, sourde et de faible intensité, apparaissait soudainement. Elle prenait naissance dans la région prémolaire, juste au-dessus du bord inférieur de la mandibule, et irradiait vers la lèvre ipsilatérale et les oreilles. La douleur était intermittente, était exempte de facteurs aggravants et perturbait parfois le sommeil de la patiente.
Au cours des 4 mois précédents, la patiente avait consulté plusieurs médecins et dentistes qui lui avaient prescrit des analgésiques et des antibiotiques, mais aucun traitement ne lui a procuré de soulagement permanent. On lui avait aussi prescrit de la carbamazépine pendant 2 mois, à raison de 200 mg 3 fois par jour, mais là encore aucun soulagement permanent de la douleur n'a été observé.
Les antécédents médicaux de la patiente ne permettaient pas d'orienter le diagnostic et aucune anomalie importante n'était manifeste à l'examen extra-buccal. La palpation externe a cependant révélé la présence d'une tuméfaction solitaire, molle et mobile de chaque côté de la mandibule, dans la région du trou mentonnier. Chaque masse mesurait 0,5 cm × 0,5 cm. Il n'y avait aucune élévation localisée de la température. Ces tuméfactions étaient non sensibles, non fuyantes au doigt, non pulsatiles et non réductibles.
Aucune anomalie importante n'a été décelée à l'examen intra-buccal, mais les tuméfactions étaient perceptibles à la palpation près des prémolaires, des 2 côtés du trou mentonnier. L'examen intra-buccal a confirmé les caractéristiques des lésions établies durant l'évaluation extra-buccale (ill. 1).
Quel est le diagnostic?
Discussion
Des examens radiographiques et des analyses de laboratoire ont été réalisés pour confirmer les soupçons de tumeur bénigne dans la région de chaque trou mentonnier.
Les radiographies rétroalvéolaires intra-buccales des côtés gauche et droit ont révélé des zones de radioclarté entre les racines des première et deuxième prémolaires, au niveau du tiers apical des racines (ill. 2). Cependant, la lamina dura et l'espace du ligament parodontal étaient normaux.
Du côté droit, la tomodensitométrie montrait une masse des tissus mous, petite et bien définie, dans l'espace sous-mentonnier droit, à l'ouverture du trou mentonnier droit. La lésion, qui mesurait 6 mm (plan médio-latéral) × 10 mm (plan antéro-postérieur) × 6 mm (plan supéro-inférieur), présentait une légère accentuation à la tomodensitométrie avec injection d'agent de contraste. Aucune destruction ou anomalie osseuse, ni aucun élargissement manifeste du canal ou du foramen, n'ont été relevés. Une masse similaire, de mêmes dimensions et de même densité radiologique, était présente du côté gauche (ill. 3).
Sur la base des résultats des radiographies et des tomodensitométries, un diagnostic provisoire de tuméfactions neurogènes bilatérales dans la région du trou mentonnier a été posé.
Le diagnostic différentiel incluait le schwannome (également désigné neurilemmome), une lésion qui se caractérise par un épithélium sus-jacent intact1,2. Plusieurs autres lésions bénignes pouvant se manifester dans cette région, dont les névromes traumatiques, les tumeurs à cellules granuleuses, les lipomes, les tumeurs des glandes salivaires et les tuméfactions ganglionnaires associées à diverses maladies, ont aussi été pris en compte. Le neurofibrome était une autre possibilité, bien que l'extension diffuse et la surface lobulée du neurofibrome soient habituellement suffisantes pour distinguer ce type de lésion des schwannomes1,3.
Pour confirmer le diagnostic, des analyses de laboratoire incluant une biopsie ont été jugées nécessaires.
Les résultats des analyses sanguines de routine étaient normaux. Une biopsie-exérèse d'une des lésions a été planifiée. L'exploration chirurgicale du côté gauche a révélé une hypertrophie des tissus mous au-dessus du nerf mentonnier, au-delà de son point d'émergence du trou mentonnier. La masse était solidement fixée au nerf (ill. 4), ce qui laissait croire à un schwannome.
Le diagnostic de schwannome peut être confirmé par biopsie3, mais plusieurs rapports récents ont associé l'ablation chirurgicale de ces lésions à un dysfonctionnement des nerfs touchés4,5. En raison du risque de paresthésie de la lèvre ipsilatérale, la patiente a refusé de consentir à la biopsie, qui n'a donc pas été pratiquée. Il a été recommandé à la patiente d'éviter de palper la masse, et des visites régulières de suivi ont été fixées.
Six mois plus tard, la taille des lésions demeurait inchangée. Un diagnostic évoqué de schwannome a été posé. Il a été recommandé à la patiente de faire l'objet d'un suivi régulier. La patiente a aussi été invitée à signaler toute récurrence de la douleur ou toute autre tuméfaction dans la région atteinte.
Le schwannome est une tumeur bénigne peu fréquente de la cavité buccale qui, soit se présente sous forme de lésion solitaire3, soit fait partie du syndrome généralisé de neurofibromatose6. Seulement 1 % des cas déclarés touchent la cavité buccale7, en particulier les glandes sous-maxillaires, la langue et le périoste au niveau du trou mentonnier. Comme le schwannome est une excroissance bénigne des cellules de Schwann7, son excision est simple et il n'y a pas de risque de récurrence ou de transformation maligne1.
Ce cas a été jugé important, car les lésions étaient évocatrices d'un neurofibrome, lequel consiste en une excroissance mixte et non encapsulée de cellules de Schwann (y compris de cellules épithélioïdes de Schwann) et de neurites2..Le neurofibrome est une lésion difficile à exciser, car elle est bien intégrée aux tissus normaux. De plus, le taux de récurrence des neurofibromes est élevé, en particulier si l'excision est incomplète1, et il peut y avoir transformation maligne dans les cas de neurofibromatose héréditaire1,2. Cependant, la présence de neurofibromes périphériques solitaires dans la cavité buccale, sans autre signe de neurofibromatose, est rare2. Enfin, la neurofibromatose s'accompagne habituellement de taches «café au lait» et de multiples neurofibromes sur la peau, les muqueuses et les tissus viscéraux. Aucune de ces manifestations n'a été observée ici.
Dans le cas présent, il n'y a eu aucune progression des tuméfactions durant la période de suivi de 6 mois – autre facteur qui réduit la possibilité qu'il s'agisse d'un neurofibrome. Cependant, comme la progression d'un neurofibrome solitaire est lente et peut s'échelonner sur une période de 1 à 5 ans, il a été recommandé à la patiente d'être suivie régulièrement. Un tel suivi est obligatoire si une biopsie ne peut être pratiquée, comme ce fut le cas ici.
LES AUTEURS
Références
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