Bernie Teitelbaum est directeur général de l'Association canadienne de l'industrie dentaire (ACID). Dans cette entrevue du JADC, il parle des nombreux facteurs pouvant avoir une incidence sur le prix de l'équipement et des matériaux dentaires au Canada, y compris le commerce illicite du «marché gris».
JADC : Au Canada, de nombreux dentistes sont d'avis qu'ils paient leurs marchands canadiens plus qu'ils ne devraient pour leur équipement et leurs matériaux dentaires. Pourquoi les prix sont-ils différents pour les produits vendus au Canada, aux États-Unis et sur d'autres marchés mondiaux?
Bernie Teitelbaum (BT) : Il y a souvent de bonnes raisons pour expliquer les différences de prix, et plusieurs ne dépendent pas simplement des taux de change pour les devises étrangères. Cependant, les raisons peuvent diverger d'une société à une autre, d'un produit à un autre et d'un marché à un autre. Il est difficile de généraliser au sujet d'une chose que toute société sur tout marché traite différemment.
JADC : Pouvez-vous donner aux lecteurs des raisons qui peuvent aider à expliquer ces différences de prix?
BT : Je pense que nous comprendrons mieux la question si nous séparons les pays les plus riches de ceux du monde en développement.
Ainsi, aux États-Unis, où la plupart de nos produits sont fabriqués, on s'attendrait à ce que la différence de prix majeure découle des taux de change. Cependant, il y a plusieurs mises en garde à faire ici. Le Canada est un marché secondaire pour les fabricants américains. Au lieu d'absorber les coûts additionnels liés au service du marché canadien dans les prix de leur marché intérieur (telles les exigences touchant l'étiquetage bilingue), certains fabricants imputent ces coûts à leurs clients canadiens.
Quant aux taux de change, les fabricants qui expédient directement leurs produits aux marchands canadiens ne les gèrent pas. Ce sont les marchands qui gèrent le taux de change, souvent au jour le jour (pour l'équipement) ou sur une base concurrentielle (pour les articles divers) parce qu'ils font leurs achats en dollars américains.
Quand les fabricants disposent d'installations canadiennes, ils gèrent le taux de change eux-mêmes, mais seulement périodiquement. Toute la chaîne d'approvisionnement, du fabricant au marchand, à l'agence de distribution et au client, ne pourrait pas fonctionner avec certitude ou efficacité si les fabricants devaient changer leurs listes de prix chaque fois que le dollar canadien ou américain fluctue. Mais ils s'efforcent davantage d'être flexibles et, à mon avis, ils s'améliorent considérablement.
JADC : Donc si les prix des marchands canadiens ne dépendent pas uniquement des taux de change, quels sont les autres facteurs qui peuvent influer sur le prix des produits?
BT : Il y a d'autres différences entre les marchands canadiens et américains qui peuvent rendre les produits un peu plus dispendieux au Canada.
L'une des principales raisons est l'économie d'échelle. Aux États-Unis, un marchand de New York ou de la Californie peut opérer sur un marché aussi grand que tout le Canada avec seulement quelques magasins et des vendeurs qui n'ont jamais à passer une nuit hors de chez eux.
Même les marchands nationaux ont de plus grandes économies d'échelle. Par exemple, le plus grand marchand du Canada a 6 centres de distribution aux États-Unis. Au Canada, il en a 4 – pour un dixième du marché qui couvre un pays de 8000 kilomètres sur 800 kilomètres! Comme les coûts de distribution sont considérablement plus élevés pour faire des affaires au Canada, la flexibilité des marchands touchant la fixation des prix est beaucoup plus réduite. Quand vos ratios de dépenses sont plus élevés, il s'ensuit que vos rabais sont moindres.
JADC : Si les fabricants qui expédient des produits à des filiales au Canada ont de la difficulté à gérer les taux de change, pourquoi choisissent-ils d'avoir un emplacement au Canada?
BT : Eux-mêmes se posent sans cesse la question. Les fabricants qui opèrent matériellement au Canada le font principalement à des fins de service à la clientèle. Ils veulent, entre autres facteurs, un inventaire des stocks au Canada, une gestion canadienne qui soit sensible au marché canadien, une expertise en matière de réglementation canadienne et des liens plus étroits avec les facultés de médecine dentaire, les organismes de réglementation et les associations professionnelles. Ils croient fortement que cette présence offre une valeur ajoutée à leurs clients.
Ces sociétés comprennent qu'ils doublent une partie des coûts de leurs opérations aux États-Unis, ce qui leur donne moins de flexibilité pour la fixation des prix que leur société mère américaine. En regard des prix, les fabricants et les marchands multinationaux s'en tireraient mieux s'ils expédiaient simplement des États-Unis les produits directement aux dentistes canadiens. Mais si tous faisaient ainsi, les dentistes canadiens seraient sérieusement mal servis par rapport à leurs homologues américains.
JADC : Certains dentistes prétendent qu'ils peuvent acheter des produits à 50 % moins cher que ce qu'ils paient actuellement au Canada. Comment est-ce possible?
BT : En effet, il peut y avoir des produits offerts au Canada à 50 % de moins que le prix suggéré, et je ne serais pas surpris si vous pouviez trouver des rabais encore meilleurs que celui-là! Cependant, ces produits ont soit été réexpédiés à partir de pays en développement, soit qu'ils peuvent être faux ou volés.
JADC : Comment ces produits du «marché gris» parviennent-ils au Canada?
BT : Les produits parvenant au Canada des États-Unis proviennent de marchands qui violent leur entente territoriale avec les fabricants. Certains de ces produits sont expédiés directement à des dentistes canadiens et certains passent par des marchands ou des agents canadiens. Pour ces produits, l'approvisionnement et le support technique ne sont pas garantis parce que le marchand canadien n'a aucun accès direct au fabricant, et il n'y a nulle garantie que le produit est réellement homologué pour la vente au Canada ou qu'il vient réellement directement des États-Unis.
Les produits du marché gris provenant des pays en développement sont vraisemblablement réexpédiés soit par le grossiste régional, soit par le marchand national. Ces produits ne quittent pas le quai au port d'arrivée. Le chargé de la réexpédition avise simplement son agent du marché gris que les produits sont arrivés, et l'agent fait parvenir la liste des produits à son réseau de marchands qui font alors une offre pour la quantité qu'ils désirent.
Le détourneur demande alors à un agent d'expédition de réacheminer les produits. Quand ils arrivent au Canada, les produits sont parfois distribués à plusieurs marchands du marché gris. En fin de compte, personne ne connaît vraiment le nombre de mains par lesquelles ils sont passés ni ne sait rien au sujet des conditions d'expédition, d'entreposage et de manutention. Par conséquent, si jamais un produit est rappelé, il n'y a aucun moyen pour un dentiste de confirmer la source du produit.
JADC : Pourquoi les produits provenant des marchés en développement sont-ils beaucoup moins chers qu'au Canada?
BT : Les dentistes de ces marchés en développement ne sont pas en mesure de payer les mêmes prix que nous en Amérique du Nord. Même aux prix les plus bas, un dentiste doit, dans certains de ces pays, verser encore jusqu'à 50 % de son revenu brut pour les fournitures dentaires. En comparaison, c'est à peu près 8 % du revenu brut pour les dentistes canadiens.
Des fabricants savent que certains de ces pays comptent parmi les débouchés en cours de développement le plus rapide au monde et ils tentent d'établir leurs marques en subventionnant considérablement les prix maintenant, dans l'espoir que les classes moyennes montantes seront en mesure de payer des prix plus élevés plus tard.
Par ailleurs, ils vendent leurs produits différemment sur ces marchés. Il n'y a pas de bureaux locaux, et ni les fabricants ni les marchands disposent de beaucoup de représentants pour le support technique des produits. En général, les ventes se font en vrac à des distributeurs régionaux, qui vendent à des marchands nationaux et locaux, qui eux vendent à des dentistes. Les distributeurs et les marchands ne disposent pas de personnels de soutien nombreux, d'un service de livraison le même jour, de studios se spécialisant dans la conception des cabinets ou d'un service de soutien technique. Comme le coût de la main-d'œuvre est considérablement moins élevé dans ces pays, chacun, le dentiste compris, peut se permettre de travailler à des prix plus bas sans trop rogner sur la marge de profit.
JADC : Pourquoi les dentistes canadiens ne devraient-ils pas profiter de ces écarts de prix quand ils peuvent en trouver?
BT : Du point de vue juridique, afin de protéger le public contre les produits susceptibles d'être nocifs, il est illégal pour quiconque d'importer ou de vendre des appareils médicaux ou des drogues qui n'ont pas été homologués par Santé Canada, ou de les vendre sans une licence d'établissement de Santé Canada. Santé Canada a déployé beaucoup d'efforts pour publier ce message, mais celui-ci n'a pas été reçu par tous.
Les dentistes doivent évaluer les occasions potentielles et tout risque que les produits du marché gris peuvent poser pour la santé de leurs patients.
JADC : Quels sont les risques associés à l'utilisation de ces produits?
BT : Comme je ne suis pas un expert en matériaux dentaires, je vous inviterais à consulter ceux qui le sont. Cependant, je crois savoir que la plupart des matériaux dentaires comprennent 2 composés chimiques : une base et un catalyseur. La réaction chimique créée en mêlant les 2 composés peut être modifiée par les conditions dans lesquelles ils ont été expédiés, manipulés et entreposés. Si vous ignorez d'où vient le produit et, par conséquent, comment il a été expédié, entreposé et manipulé, il est très probable alors qu'il soit suspect.
C'est la position de Santé Canada, et nous appuyons cette opinion parce que nos membres dépensent beaucoup d'argent pour s'assurer que leurs produits et leurs établissements sont conformes.
De plus, beaucoup d'équipements importés ne sont pas approuvés par la CSA (ou un organisme équivalent). Dans ce cas, un cabinet dentaire risque d'enfreindre les conditions liées à ses assurances multirisques.
JADC : Des dentistes qui ont acheté ces produits du marché gris prétendent qu'ils fonctionnent très bien. Avez-vous des commentaires à ce sujet?
BT : Dans tout cas donné, ils peuvent avoir raison. Il n'y aucune garantie que ces produits ne fonctionneront pas conformément aux instructions. Cependant, il n'y a également aucune garantie qu'ils vont fonctionner convenablement et, ce qui importe davantage, il n'y a aucun recours à un système de distribution autorisé pour protéger le dentiste en cas de procès en responsabilité civile.
JADC : Comment savoir si des problèmes existent vraiment avec les produits du marché gris?
BT : Nous l'apprenons quand un dentiste nous appelle pour se plaindre qu'un produit ne fonctionne pas ou qu'une demi-douzaine de patients ont dû être rappelés parce que des obturations ou des couronnes n'ont pas tenu!
Les fabricants se rendent souvent dans ces cabinets dentaires pour faire un suivi et découvrent que le produit a été vendu dans des sacs ziplock ou que les numéros de lot ont été grattés ou que le produit est simplement faux. Nous croyons qu'il y a plus de 50 marchands du marché gris au Canada. C'est pourquoi rien ne nous surprend plus.
JADC : Si un dentiste peut acheter moins cher des produits qui proviennent d'autres pays, les fabricants perdent les profits additionnels qu'ils peuvent faire à des prix canadiens. N'est-ce pas ce qui inquiète le plus les sociétés?
BT : Pour tout dentiste qui dépose officiellement une plainte touchant la qualité d'un produit, il y en a vraisemblablement 10 qui s'abstiennent. Si le produit ne fonctionne pas, ils le jettent tout simplement à la poubelle et décident de ne plus jamais l'utiliser. Tel est le coût réel pour le fabricant – la perte de la renommée de leur produit quand un dentiste dit à des collègues qu'un produit particulier est défectueux.
JADC : Il semble que la plupart des problèmes touchant le marché gris peuvent être contrôlés par les fabricants. Que font-ils à ce sujet?
BT : Je vais vous présenter des solutions et vous dire comment les détourneurs de produits les contournent.
Les fabricants isolent les marchands et les distributeurs qui, apprenent-ils, détournent des produits vers l'extérieur du territoire qu'ils exploitent sous contrat et ils congédient leurs propres employés qui sont pris à faciliter ce commerce. Ils utilisent également des numéros de lot propes à chaque pays afin de détecter cette pratique. De ce fait, les détourneurs remballent les produits et en grattent les numéros de lot. Ainsi, un chargement ne peut être ni retracé ni rappelé parce que les rappels sont généralement organisés par numéro de lot.
Les fabricants désignent également des agents d'expédition et des transporteurs afin de s'assurer que les produits parviennent vraiment à la destination prévue sans être réacheminés ailleurs. Cependant, comme les frais d'expédition sont relativement peu dispendieux, rien n'empêche de retourner ces produits en Amérique du Nord.
En outre, les fabricants modifient la marque de leurs produits pour les marchés émergents. Dans certains cas, ils peuvent changer le nom du produit. Dans d'autres cas, ils commencent maintenant à vendre des produits différents sur les marchés émergents, mais exigent le même prix qu'en Amérique du Nord pour les produits portant la marque originale. Cela est très malheureux parce que cela met plusieurs nouvelles technologies hors d'atteinte pour les dentistes sur les marchés émergents.
Certaines de ces mesures prises par les fabricants peuvent entraîner la création d'un nombre plus élevé de produits faux. Le commerce des produits dentaires est suffisamment profitable pour que les détourneurs tentent maintenant d'en fabriquer eux-mêmes. Souvent les résultats sont très pauvres. Cela risque d'entraîner des complications sérieuses dans les restaurations et la structure anatomique fondamentale.
JADC : Est-ce que Santé Canada s'est attaqué spécifiquement à la question des produits du marché gris?
BT : Nous essayons de travailler de concert avec Santé Canada à ce sujet. Un des problèmes est le fait que le régime de réglementation actuel de Santé Canada prévoit seulement l'inspection des installations qui détiennent une licence d'établissement ou au sujet desquelles le ministère a reçu des plaintes. Au rythme actuel des inspections, il faudrait à Santé Canada plus de 6 ans seulement pour inspecter les établissements détenant actuellement une licence. Quand ils découvrent une personne qui opère sans licence ou qui opère avec une licence mais qui vend des produits non homologués, la contravention actuelle est seulement 500 $. [Note de la rédaction : on est en train de réviser la loi afin de hausser la contravention dans les 6 chiffres.]
Les sociétés qui tentent d'opérer dans les limites de la loi paient donc 2120 $ par année pour leur licence (12 720 $ pour une période d'inspection de 6 ans), et elles encourent également des coûts réglementaires additionnels pour se conformer aux conditions stipulées par la licence. En réalité, ces sociétés subventionnent les marchands du marché gris parce que ces coûts réglementaires doivent être inclus dans les prix.
JADC : Quels messages principaux désirez-vous que les dentistes retiennent de cette entrevue?
BT : Il n'y a rien de mal à acheter des produits offerts en promotion spéciale ou à chercher des aubaines chez les marchands et les fabricants autorisés et de renom. Nous ne demandons pas aux dentistes d'«encaisser le coup» quand il s'agit de prix concurrentiels. Nous comprenons tout à fait que la gestion des dépenses joue un rôle important dans les affaires.
Toutefois, nous leur demandons simplement de traiter avec des fournisseurs et des marchands de renom et, ainsi, de ne pas compromettre la santé de leurs patients et leur intégrité professionnelle.
Avez-vous été victime d'un produit contrefait?
Si vous avez vécu une expérience négative liée à un produit contrefait ou à un fournisseur douteux, partagez votre histoire et communiquez avec Bernie Teitelbaum à bernie@diac.ca.
Ressources connexes
Clinique hivernale de l'Académie de dentisterie de Toronto : Discussion entre experts sur le marché gris et les matériaux dentaires contrefaits [rapport de conférence]. J Can Dent Assoc. 2008;74(3):233-5. Disponible : http://www.cda-adc.ca/jadc/vol-74/issue-3/233.pdf
Présentations audio complémentaires : www.cda-adc.ca/fr/cda/news_events/media/dentistry_news/2008/02_21_08.asp